L’esprit d’un quilt

Aujourd’hui, je vais peut-être me faire rabrouer, voulant casser un mythe encore bien ancré en France… auquel j’ai cru moi aussi dur comme fer !

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Ce quilt comporte un bloc « mal » fait sans intention préalable, comme beaucoup de quilts anciens. La symétrie étant rompue, cela se voit si on cherche ! Voyez ici ce qu’en dit la quilteuse

Toute quilteuse a entendu un jour en club ou en atelier, lorsqu’elle a fait une erreur dans un bloc : « soit tu le refais, soit tu dis que c’est ton bloc d’humilité »… et on entend l’histoire bien rodée de l’erreur faite par les quilteuses d’antan, amish ou pas, avec leur humility block placé intentionnellement car Dieu seul étant parfait, une quilteuse ne se permettrait pas de faire un quilt parfait. Mea culpa, je l’ai dit moi-même… et induit en erreur mes amies Abeilles ! Eh oui, ce n’est qu’un mythe à ranger aux oubliettes, désolée…

amish legeretJ’ai eu la puce à l’oreille à plusieurs reprises, notamment en lisant l’excellent livre de Jacques Légeret « Les Amish et leurs Quilts – Passé – Présent » chez Edisud (2005). Interrogeant une Amish dont le Log Cabin comprenait de surprenantes libertés (trois triangles blancs qui attirent le regard : c’est le quilt de la couverture du livre ci-contre), l’auteur entendit la réponse toute simple de la quilteuse : « Je les ai mis pour me faire plaisir« … Aucune référence à une quelconque crainte de Dieu !

Des historiennes américaines ont cherché l’origine de cette histoire de bloc d’humilité si largement répandue dans les livres des années 1980, les premiers de ma bibliothèque. Notre chère Barbara Brackman, l’indispensable référence, a trouvé la première allusion à cette idée de détourner « le mauvais oeil » dans un article datant de 1949. Elle associe cette idée avec les marchands de tapis orientaux qui justifient ainsi depuis des lustres les imperfections de leur marchandise…
Mais nulle part on ne trouve, ni dans des textes religieux, ni dans la tradition orale, ni dans la littérature, l’idée de faire exprès de mal faire pour contenter un Dieu ou calmer un diable… jusqu’aux écrits récents dans des livres et magazines sur le patchwork.

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Cette couverture de berceau montre l’assemblage hétérogène de quelques blocs et les teintes variées des noirs plus ou moins délavés. L’art de la récupération prime devant toute autre considération ! Quilt de la collection F & S Brown – Crib quilt de Pennsylvanie, années 1930.

Bettina Havig, autre historienne très fiable, a souvent questionné des quilteuses amish au sujet de ces blocs intentionnellement ratés ou mis à l’envers ou comportant une autre erreur quelconque… La réponse est en substance : on fait assez d’erreurs comme cela, on ne va quand même pas faire exprès d’en rajouter !! Mais aussi, elles restent très modestes quant à la beauté de leurs oeuvres, l’important pour elles étant de rester conformes à leurs principes de minimalisme et de frugalité –tout en réussissant à se faire plaisir en faisant quelques improvisations !

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Ce très beau quilt non amish est magnifique, avec ses multiples triangles et ses variantes de couleurs… Il fait partie de la collection de quilts anciens (fin XIXe siècle) de Bill Volckening, quilteur en Oregon. 
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Ce quilt comporte un bloc plein de « défauts » qu’on ne remarque pas tout de suite ! Si le carré bicolore du haut a pu être mal cousu sans faire exprès, les carrés avec le tissu gris ne peuvent être là par hasard. Et il manque 2 pommes rouges !… Cela participe très certainement à la joie de faire un clin d’oeil dans un travail aussi soigné et remarquable !

Autre historienne de renom, Leigh Fellner a réuni ici les recherches et arguments à ce sujet : le résultat est sans appel, le humility block est une invention de la 2e moitié du XXe siècle.

A mon avis, l’idée du humility block s’est développée parallèlement à l’intérêt qu’on a porté aux quilts amish. Les mots-clés de leur manière de vivre sont l’Ordnung et la Gelassenheit (lire le livre de Jacques Légeret cité plus haut), ce qui inclut en tout premier lieu l’humilité et la modestie… Il est dès lors facile de faire des amalgames…
Et puis, n
e trouvez-vous pas que c’est bien audacieux et condescendant d’accréditer cette histoire ? Si on est croyant, comment peut-on penser que Dieu pourrait « se faire avoir » ainsi, avec un bloc erroné fait exprès ?…

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Que regardez-vous en premier ?… Quilt de Pennsylvanie, 1880, collection Stella Rubin.

Cependant… Observez un quilt « parfait ». Tous les blocs identiques se succèdent sans variation… ni surprise. On peut admirer cette perfection, mais elle est parfois ennuyeuse ! Vous savez peut-être que je suis une fervente supportrice des scrap quilts pour cette raison essentielle qu’on  peut passer beaucoup de temps à les regarder et toujours trouver de nouveaux détails intéressants…

Et souvent, juste un changement de couleur ou de motif intentionnel quelque part dans un quilt traditionnel devient le focus du quilt. De même, on s’amuse de voir l’imperfection d’un quilt qui comporte un bloc mal assemblé passé inaperçu, ou bien que la quilteuse a vu mais n’a pas jugé utile de défaire et refaire… On brode ainsi une histoire sans jamais pouvoir la vérifier… mais quel plaisir d’imaginer cette quilteuse d’un autre temps !
Quelle qu’en soit la raison, l’erreur donne de l’esprit au quilt…  et on revient finalement à une dimension spirituelle !

don't drink and quilt
Boire ou quilter, il faut choisir ! Logo provocateur de ce blog

45 commentaires sur « L’esprit d’un quilt »

  1. merci pour ce chouette article , je ne regarderai plus mes erreurs de la même façon et surtout je vais en faire 😉 !!!

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  2. Moi qui suit une quilteuse débutante (depuis quelques mois seulement) plus exactement depuis que je suis en retraite, votre article me donne du baume au coeur, comme ça lorsque mon patchwork aura une erreur bien que j’essaie d’en faire le moins possible, je dirai que je l’ai fait expres na!

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  3. ahhh merci !!! oui moi aussi je suis tombée dans le panneau et j’y ai cru !!! promis juré craché… je ne le dirai plus !!!! et pourtant je trouvais cette anecdote assez naïve et mignonne dans le fond ! bisous à toi et merci pour toutes tes recherches que je lis avec attention !!!

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  4. Article très intéressant. Mais j’aimais bien la 1ère version, que seul Dieu était parfait … enfin si on est croyante. Merci pour tous ces articles passionnants et belle journée.

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  5. J’ai entendu cette histoire, moi aussi, dès mes premiers cours…
    Moi qui suis toujours prisonnière de la symétrie, j’avoue qu’une erreur (non voulue de préférence) ajoute quelque chose à un quilt.

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  6. L’erreur faite dans un Patch était considérée par une monitrice comme le « doigt de Dieu » !
    Mais ce doigt n’avait pas un sens de punition ou d’humilité ! Simplement dire que l’erreur est humaine.
    Souvent nous avions droit, quand cela était possible, à une question : as-tu un découd vite 😉 !
    Merci beaucoup pour cet article qui comme toujours est instructif et amusant.

    Il fait un temps superbe à Damgan. Je crois que la Bretagne m’a beaucoup plu !
    Bonne journée à toi. Très amicalement. Nicole.

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    1. Je crois que la Bretagne a eu plus de soleil que les autres cette année, bon choix de destination 🙂
      En ce qui concerne la tolérance à l’erreur, elle dévoile aussi le caractère de chacun ! Je n’en ai pas parlé dans l’article, mais cette tolérance dépend aussi du style du quilt à mon avis…

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  7. effectivement toutes les quilteuses ont entendu ça ! les penseurs japonais disent que la perfection est insoutenable, c’est surtout qu’elle n’existe pas et c’est tant mieux, merci pour l’article

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  8. Ton article est passionnant. Le manque de tissu dans un ouvrage que l’on a entamé est effectivement source de créativité. Je m’y suis frottée à plusieurs reprises avec bonheur quant au résultat final…
    Je le dis souvent autour de moi mais peu veulent l’entendre. Quel dommage que de tout vouloir toujours programmer !

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  9. Excellent et instructif! J’aime beaucoup lire tes articles car il y a toujours l’element de la reflection. À propos de cela, il faudrait ajouter que bien que l’erreur et inclus dans l’oeuvre ( quilt) il faut avoir aussi l’art et l’astuce pour le faire et que le résultat soit agréable.

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  10. oui l’erreur est humaine… et la laisser dans un quilt dans la mesure ou on le voit bien evidemment une fois que tout est fini, ne me choque pas le moins du monde.. comme tu dis cela met de la fantaisie dans l’oeil: il s’arrete , il s’accroche à cette difference… et la monotonie est ainsi rompue.
    personnellement je n’aime pas tout ce qui est  »carré »
    merci pour cet article en tous cas , cela va rendre service à bien des quilteuses
    bonne journee

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  11. J’adore tout vos articles et apprécie votre jugement, mon prof de patch il y a longtemps nous disais toujours que un petit défaut faisait partie de la quilteuse et je n’aie jamais fait attention à cela, dans un quilt je regarde le travail surtout si fait à la main ,j’aime moins le travail machine quoique j’admire la dextérité du travail machine. Merci pour toutes ces informations que peux de prof transmettre encore aux elèves.Je reconnais je suis une traditionnelle. Bonne journée à toutes.Malaga

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  12. Chère Katell, je t’aime bien en « redresseuse » d’idées reçues en patch !!!
    Alors, attention aux stéréotypes concernant l’art japonais…La perfection est recherché par les artisans tout autant qu’ailleurs et souvent elle est effective
    Ce n’est que quand les choses vieillissent que l’on accepte alors le passage du temps et ses méfaits

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    1. Heureuse de te retrouver Marie Claude !
      Je ne doute pas que les artisans japonais aient à coeur de faire de parfaits ouvrages… et les réussissent…
      Je me suis très mal exprimée, j’avais en tête l’acceptation des irrégularités des matières premières, par exemple un noeud de bois qu’un occidental éviterait ou cacherait serait je crois, par un Japonais, plutôt accepté et même magnifié…

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  13. Only God is perfect ! c’est ma devise, au quotidien ! Côté quilting, je n’ai jamais beaucoup accordé de crédit à cette légende … je ne vise pas la perfection, loin s’en faut, car pour moi la perfection est quelque chose d’ insupportable ! (dont , soit dit en passant, la recherche conduit l’humanité aux pires horreurs …) un brin d’inattention, de relâche, voire de fatigue donne de la fantaisie, du charme, de la grâce à un quilt … C’est ce qui me plait tant dans les quilts anciens : la petite fille, qui assemblait ses blocs dans la petite maison de la prairie n’avait pas de planche à découper ni de cutter rotatif, voire de règle … ni toutes ces femmes, parties sur des bateaux, qui emportaient avec elles de quoi coudre, sur leurs genoux, je pense qu’elles coupaient toutes leur pièces d’après la première coupée, la valeur de couture au juger, à l’oeil : leurs quilts sont-ils moches pour autant ? Certainement pas ! Laissons aller nos aiguilles là où elles veulent … là : où nous ne serions pas allées ! Des quilts m’attendent et comme il pleut … oui, je suis sans doute la seule à me réjouir de la pluie : je vais passer une bonne journée en compagnie de vos quilts ou des miens !

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    1. Comme moi tu es très touchée par les quilts « humbles », ceux qui ont été faits avec peu de moyens et pour la nécessité de mettre sa famille au chaud… et malgré tout, il y a un effort d’harmonie… Quel plaisir cela devait être de faire, avec si peu de moyens, quelque chose de beau pour ses proches !

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  14. Je n’avais jamais entendu parler de « blocs d’humilité », par contre j’ai souvent dit que si il y avait une erreur, ce n’était pas grave puisque seul Dieu est parfait… Donc je vais pouvoir paraître encore plus « instruite » grâce à toi !!!
    Quand même, je supporte très mal les boutons placés visiblement à des intersections « mal faites ».
    Quel plaisir de t’avoir retrouvée !

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  15. Oui, le humilityblock, c’était bien mignon, ça collait dans le paysage (amish), et j’y ai cru comme tout le monde. Mais toutes mes petites oeuvres ont des défauts, et je m’en fiche : pourquoi devraient-elles être parfaites ? Un petit défaut, et on est sûr au moins que ce n’est pas un robot (chinois ?) qui a fait cette manique ou ce chemin de table. Et puis … l’essentiel n’est-il pas de se faire plaisir en assemblant des tissus, de tchatcher avec les copines, de se montrer des trucs et astuces ?

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  16. Humility block oh le joli nom pour l’erreur qu’on arrive toutes à faire (je suppose) sur les quilts symétriques. J’en ai un comme cela bien étalé sur un mur blanc, et je m’amuse à faire découvrir aux gens qui le regardent où est « l’erreur » ….. Que je n’avais d’ailleurs pas vue tout de suite…. l’essentiel du patchwork c’est de se faire plaisir.

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  17. Passionnant votre article, personnellement quand je fait une erreur pas trop importante , je dit que c’est ma marque de fabrique, qu’ en faisant tout à la main mon travail est très artisanal, je savais aussi que seul Dieu était parfait, mais comme dit ‘cunégonde’ le principal est de ce faire plaisir en groupe où séparément

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  18. Ce sujet m’amuse beaucoup… ce n’est qu’après avoir accroché mon premier grand quilt (copie d’ancien avec des étoiles… pas facile pour une débutante mais ouf ! réussi…) que je me suis aperçue au bout de quelque temps (!!) que les trois étoiles de la ligne du haut n’étaient pas centrées… L’une de mes amies, pinailleuse notoire, l’a épluché de toutes parts mais n’a rien vu ! Yes !! En tout cas, il me plaît toujours autant.
    Amicalement
    Martine

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    1. Ah toi Maïté, tu ne laisses vraiment rien passer, tu es très exigente avec toi-même je trouve ! Mais quel résultat…
      Merci encore de m’avoir confié les photos de la chambre des petites filles modèles et du cheval métamorphosé 🙂
      A bientôt !

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  19. Ouh la j’arrive après la bataille et surtout apres 750 kms de conduite !!!

    Super article comme toujours…
    Rien n’est parfait, surtout pas l’être humain et encore moins nos quilts ! La vie serait monotone non ?
    Oui, restons humble devant tout travail réalisé avec amour, avec tous les défauts qu’il comporte !
    Et apprenons, découvrons et partageons…..
    Bises

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  20. Coucou Katell,
    Moi je n’avais pas compris que les amish faisaient exprès des erreurs dans leurs quilts, mais que, lorsqu’elles s’en apercevaient, elles prenaient ces erreurs avec « philosophie », se disant que seul Dieu est parfait …
    A bientôt,
    Callale.

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  21. Merci pour cet article si intéressant. Moi aussi j’avais trouvé cette théorie de « l’erreur faite exprès » extrêmement prétentieuse dans la mesure où elle supposait que l’auteur du quilt faisait un travail parfait! Je m’étonne toujours des théories fantaisistes qui se sont mises à circuler depuis la renaissance du quilt.

    Ma récente visite à Birmingham me permet de confirmer ce que tu dis: certains des quilts étaient si parfaits qu’on en restait stupéfait. Et pourtant quelque chose dérangeait! Sans doute l’inhumanité même de cette perfection. Toutefois il me semble que le désir de rendre son travail vivant ne doit pas justifier le n’importe quoi au nom de la fantaisie. La vie et la variété peuvent être introduites d’une autre façon et l’harmonie doit être présente.

    Je joue là l’avocat du diable parce qu’à l’origine de mon amour pour le crazy il y a cette possibilité de « rattraper » les erreurs que je pourrais faire dans les étapes précédentes.
    A bientôt

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    1. Merci pour ton intervention très pertinente ! J’ai moi aussi senti cette dualité, ce tiraillement entre vouloir un quilt « parfait » et avoir envie de faire vivre mon ouvrage. Tout comme tu t’épanouis dans le crazy pour maintes raisons, moi c’est le scrap quilt que j’aime le plus réaliser…
      A bientôt Denyse !

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  22. Bonjour
    Bel article. je ne connaissais pas cette légende car je débute -depuis 2012- et j’ai toujours cru que le patchwork et le quilting n’était jamais parfait, parce qu’artisanal, et à base de tissus de récupération à l’origine, me semblait-il, Je viens de découvrre votre blog, bravo. je reviendrai
    Christ

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